XVI
Le Travail
Tenskwa-Tawa observait depuis les arbres Marie la Mort, Rien et La Tia qui découvraient la boule de cristal. « Faut faire quèque chose pour Alvin, il en fait beaucoup pour nous autres, disait La Tia.
— On devrait p’t-être lui demander ce qu’il veut, suggéra Marie la Mort.
— L’est pas là.
— Les hommes, ça connaît jamais c’que ça veut, dit Rien. Ça croit vouloir quèque chose, pis quand ils l’ont, ils en veulent pus.
— T’as vécu ça, mam ? demanda Marie la Mort.
— Je l’appelle Marie l’Espoir, dit Rien à La Tia. Mais Marie la Mort lui va p’t-être mieux. Elle est ma mort, La Tia.
— J’crois pas, fit La Tia. Les hommes sont ta mort, m’est avis, et c’est pas la boule de cristal qui dit ça, non.
— J’suis trop vieille pour les hommes, protesta Rien.
— Mais ils sont jamais trop vieux pour toi, Caterina. Asteure on s’en va regarder ce que veut l’plusse Alvin dedans l’fond d’son tcheur.
— Tu peux commander à la boule de montrer ce que tu veux ? demanda Marie la Mort.
— Elle me montre toujours ce qu’il faut, répondit La Tia.
Mais moi j’trouverais toujours mayère de faire ce qu’il faut pas, dit Marie la Mort.
— Tu vois ? lança Rien. Ma fille est sans espoir.
— Si, j’ai de l’espoir, mam. Mais j’ai aussi de l’expérience.
— Regardez, dit La Tia. Vous voyez ce que j’vois ?
— On voit jamais comme toi, répliqua Marie la Mort.
— J’vois Alvin avec un fils. C’est ça qu’il veut l’plusse.
— Moi, je l’vois avec une femme, fit Rien. C’est ça qui lui manque le plusse.
— Et moi je l’vois sus les genoux devant une tombe d’enfant, dit Marie la Mort. C’est ça qu’il craint l’plusse.
— J’peux fabriquer un charme pour ça », proposa La Tia.
Tenskwa-Tawa sortit de sous les arbres. « Ne faites pas de charme pour lui, La Tia.
— J’connaissais que t’étais là, prophète rouge.
— Je savais que vous le saviez. Ce cristal vous montre ce que vous voulez voir, vous, pas toujours la vérité.
— Mais c’est la vérité j’veux voir.
— Tout le monde croit vouloir voir la vérité, dit Tenskwa-Tawa. C’est un des mensonges qu’on se raconte.
— Son tcheur plusse noir que Marie la Mort.
— Alvin s’est agenouillé sur la tombe de son premier-né. Le bébé est arrivé trop tôt pour vivre. Ne vous en mêlez pas, cette fois.
— Donne-lui la femme qu’il aime, dit Rien. J’connais t’as le charme pour ça.
— Il a la femme qu’il aime, fit Tenskwa-Tawa. En ce moment elle porte son enfant.
— Donnez-lui l’pouvoir d’empêcher l’bébé d’mourir, dit Marie la Mort.
— Il a déjà ce pouvoir. Il avait trouvé ce qu’il fallait au bébé. Seulement il n’a pas pu intervenir assez vite. Le bébé s’est étouffé avant qu’il arrive à faire respirer ses poumons.
— Ah, dit La Tia. Le temps, toujours b’soin. Le temps.
— T’as un charme pour ça ? demanda Rien.
— Dois réfléchir.
— Laissez-le tranquille, reprit Tenskwa-Tawa. Laissez sa vie telle qu’elle est. Qu’elle soit ce qu’il en fait.
— Il a laissé nos vies telles qu’elles étaient, lui ? dit Marie la Mort. Ou il a guéri ma mère ?
— M’a guérie mieux que j’étais avant, fit Rien. J’avais l’mal italien, longtemps, bien avant la fièvre jaune, mais il a guéri ça aussi.
— Il a laissé la couleur dedans les chaînes, lui ? demanda La Tia.
— Mais lui savait ce qu’il faisait », dit Tenskwa-Tawa.
La Tia se cabra en arrière et rugit de rire. « Lui ? Il connaît pas ce qu’il fait ! Il fait le mieux qu’il croit, et quand ça marche pas, il fait le mieux qu’il pense à ce moment-là. Tout comme nous, lui ! »
Tenskwa-Tawa secoua la tête. « Ne vous occupez pas de son bébé ni de sa femme, dit-il. Ne faites pas ça.
— L’prophète rouge commande à la reine noire ? demanda La Tia.
— Lolla-Wossiky était esclave de la haine, la rage l’aveuglait, et Alvin m’a libéré, Alvin m’a redonné la vue. Je ne l’ai jamais libéré, lui. Je ne lui ai jamais redonné la vue. Il est dans ce monde pour nous apporter le bonheur et non l’inverse.
— Vous faites avec lui comme vous voulez, dit La Tia. Mais moi, j’vais y apporter aussi l’bonheur. »
*
Margaret passa la journée à se préparer pour son voyage vers Vigor Church. Elle ne possédait pourtant pas grand-chose – faire ses bagages n’était rien. Mais elle avait des lettres à écrire. Des gens d’un peu partout à convoquer. Ceux qui devaient absolument savoir qu’Alvin allait bâtir maintenant sa Cité de Cristal. Ceux qui devaient venir prendre place à ses côtés s’ils en avaient envie, s’ils pouvaient s’échapper.
Et puis il y avait la voiture à aménager. Elle avait vu beaucoup de chemins où le voyage se révélait au-dessus de ses forces et précipitait la naissance du bébé. Elle ne voulait pas pour lui de naissance prématurée. Elle l’avait déjà depuis plus longtemps dans son ventre que son premier, mais c’était encore insuffisant. Si l’enfant naissait pendant le voyage, il mourrait.
Elle loua donc la meilleure voiture de la ville, celle qui appartenait au jeune docteur. Il avait tenté de refuser, de la convaincre que tout véhicule était hors de question dans son état. « Restez ici et accouchez de votre bébé, avait-il dit. Voyager en ce moment n’aboutirait qu’à mettre en danger votre vie et celle de votre enfant. Vous croyez-vous faite en acier ? »
Non, elle ne s’imaginait rien de tel. Et sa vision de torche ne lui montrait pas tout clairement. Les avenirs de son bébé étaient aussi embrumés et embrouillés, ou peu s’en fallait, que ceux d’Alvin. Il y avait de grandes lacunes. Si bien que l’enfant, qui n’avait pourtant rien des talents d’Alvin, se trouvait engagé dans le même mystère, le même défi aux lois des causes et des effets. Elle ne savait absolument pas ce qui lui arriverait si elle restait ou partait. Mais elle savait qu’Alvin avait besoin d’elle dans l’État de la Noisy River, et elle voyait de l’autre côté du brouillard quelques chemins où elle portait un bébé dans les bras, debout près d’Alvin, sur une falaise dominant un fleuve pris dans le brouillard. C’étaient les seuls chemins où elle se voyait porter ce bébé. Elle allait donc à Vigor Church, dans la famille d’Alvin, pour en inviter les membres – et tous les autres de l’école des Faiseurs à venir dans la Noisy River aider Alvin à bâtir la Cité de Cristal. Ainsi ferait-elle le reste de son voyage bien accompagnée.
Mesure, le frère d’Alvin, était celui qui lui ressemblait le plus au monde. Non pas sur le plan des pouvoirs – même s’il était un bon élève Faiseur dans son domaine limité. Il ressemblait à Alvin pour la bonté. Il le surpassait peut-être en compassion et en patience. Et même de loin quand il s’agissait de juger les personnalités. Avec Mesure à ses côtés, Alvin ne manquait jamais de sagesse. Qui saurait mieux que moi que la connaissance anticipée ne fait pas toujours le bon choix, parce qu’elle accorde une trop grande importance à la peur. Tandis qu’une âme courageuse opérera des choix qui, au pire, ne l’empoisonneront pas.
Voilà peut-être pourquoi elle était sûre qu’il lui fallait se rendre à Vigor Church, puis ensuite auprès d’Alvin. Parce que la peur lui conseillait de rester mais l’espoir de partir. L’espoir d’être une bonne épouse pour Alvin et une bonne mère pour son bébé. Une bonne mère étant, pour le moins, celle qui donne naissance à un enfant en vie. Elle qui avait accouché d’un bébé trop prématuré pour vivre était assurément bien placée pour porter un tel jugement.
Elle passa donc son temps à rembourrer la voiture pendant que des ouvriers en refaisaient la suspension. À choisir un équipage de chevaux qui tireraient sans à-coups et ne courraient pas à une vitesse insupportable. À faire ses maigres bagages, à écrire son courrier. Jusqu’à en tomber presque d’épuisement à la fin de la journée. Ce qui était une bonne chose, elle dormirait sans se tourmenter, elle se lèverait tôt et reposée, puis se mettrait en route pour rejoindre son mari et lui déposer un bébé dans les bras.
Elle se déshabillait pour se mettre au lit quand les premières contractions se produisirent.
« Non, s’écria-t-elle tout bas. Oh, je vous en prie, mon Dieu, non, pas déjà, pas maintenant. » Elle s’appliqua les mains sur le ventre et vit que le bébé arrivait bel et bien. Il se présentait dans le bon sens, tout était normal, mais elle ne lui voyait aucun avenir. Il allait naître, comme son frère, uniquement pour mourir.
« Non », souffla-t-elle.
Elle gagna la porte de sa chambre. « Papa », lança-t-elle.
Horace Guester servait la dernière tournée de boissons aux clients de la soirée. Mais il avait des oreilles d’aubergiste qui entendaient toutes les envies et exigences des pensionnaires, et il arriva peu de temps après.
« Le bébé va naître, dit-elle.
— Je m’en vais quérir la sage-femme.
— C’est trop tôt. La naissance sera facile, mais le bébé mourra. »
Des larmes perlèrent aux yeux du père. « Ah, Peggy, j’connais ce que ç’a coûté à ta mère, le couple de p’tites tombes sus la colline en arrière d’la maison. J’ai jamais souhaité pour toi d’en avoir deux aussi.
— Ni moi, dit-elle.
— Mais je m’en vais tout d’même la quérir, fit le père. Faut pas qu’tu restes toute seule dans un moment pareil, et c’est pas convenable pour un père d’voir sa fille en plein travail.
— Oui, va la chercher, dit Margaret.
— Mais j’vais pas l’amener icitte. Faut pas faire ça dans la chambre ousqu’est né l’père du bébé.
— Il n’y a pas mieux. C’est une chambre où l’espoir a un jour triomphé du désespoir.
— Alors espère, ma p’tite Peggy. » Son père lui posa un baiser sur la joue et partit en hâte.
Il l’avait appelée « ma p’tite Peggy ». Dans cette chambre, c’est ce que je suis. Peggy. Le nom de ma mère. Où est-elle maintenant, cette femme implacable, sage, puissante ? Elle était trop forte pour moi comme pour tous ceux d’ici, je m’en rends compte aujourd’hui. Trop forte pour son mari, cette femme si volontaire que même le destin n’osait pas la défier. Voilà peut-être pourquoi j’ai réussi à voir comment sauver la vie d’Alvin – parce que ma mère voulait qu’il en soit ainsi.
Peut-être était-ce la perte de deux bébés contre sa volonté qui l’avait rendue si indomptable.
Ou peut-être sa vie a-t-elle tout simplement laissé une empreinte si indélébile sur la mienne que, moi aussi, je dois mettre en terre mes deux premiers-nés avant de donner naissance à un enfant en mesure de vivre.
Les larmes lui coulaient sur les joues. Je ne supporterai pas une fois de plus cette épreuve. Je ne suis pas aussi solide que ma mère. Je n’en sortirai pas plus forte. Il m’a déjà fallu tout mon courage pour laisser Alvin me faire ce deuxième enfant, et si je le perds aussi, comment pourrai-je essayer encore ? Je n’ai pas cette énergie. Je ne pourrai pas.
La sage-femme la trouva en pleurs sur son lit. « Ah, maîtresse Larner, qu’esse vous avez fait ? Taché les draps, la couverture et aussi vos beaux d’sous, vous auriez pas pu les enlever ? Quel gâchis, quel gâchis.
— Que m’importent mes vêtements ? répliqua violemment Margaret. Mon bébé va mourir.
— Quoi ? Comment vous pouvez… ? » Mais la sage-femme savait pertinemment que Margaret pouvait dire une chose pareille, aussi préféra-t-elle se taire.
« Brailler sus ses couches, grommela la femme, brailler sus l’bébé avant d’y donner l’occasion d’vivre, c’est pas normal.
— J’aurais voulu ne rien savoir, fit Margaret. Oh, je vous en prie, mon Dieu, faites que je me trompe ! »
Et, dès la première poussée, le bébé, petit et maigrelet, glissa jusque dans les mains tendues de la sage-femme.
Le vide dans son ventre fit davantage de mal à Margaret que les douleurs du travail. « Non ! s’écria-t-elle. Ne coupez pas le cordon ! Ne le nouez pas, non !
— Mais l’bébé a b’soin de…
— Tant que le cordon le relie à moi, mon bébé n’est pas mort ! »
*
Ils commençaient maintenant à traverser le fleuve, mais sans effets spectaculaires. Les gens s’étaient peut-être attendus à autre chose, mais Alvin avait insisté pour qu’ils viennent par bateau, radeau, canoë, tout ce qui flottait.
« Ça va prendre des semaines, lui dit En-Vérité.
— J’connais, fit Alvin.
— Alors pourquoi…
— Les premiers arrivants vont abattre des arbres et bâtir des abris. Quèque chose pour les p’tits quand ils vont traverser l’fleuve. Six mille genses, tous à la même place ousque c’est pas construit ni même débroussaillé ? C’est pas une charge trop lourde pour l’peuple de Tenskwa-Tawa d’en garder une grosse part de son bord du fleuve durant un moment. Ils ont d’quoi manger – et du temps. Et de not’ bord, ben, En-Vérité, c’est toi qui connais comment les affaires s’accordent bien ensemble.
— Mais je devrais être avec Abe Lincoln en train de travailler sur la charte.
— À qui j’vais confier l’ouvrage, alors, sinon à toi, En-Vérité ? T’as dessiné l’plan d’la cité. Qui d’autre la connaît aussi bien que toi ? Arthur Stuart s’en est pas encore revenu de Mexico et pis il est trop jeune pour dire au monde où bâtir les maisons et où cultiver. La Tia, c’est pas une bâtisseuse de ville. Mike Fink ? Rien ? À qui donc faire confiance ?
— Tu peux te faire confiance à toi, dit En-Vérité.
— Non, fit Alvin. C’est pas mon ouvrage.
— C’est ta ville.
— Pas aujourd’hui. J’ai pas d’ville aujourd’hui. L’bébé s’prépare à naître. »
Il fallut un instant à En-Vérité pour comprendre de quel bébé il parlait. « Maintenant ?
— Bétôt, répondit Alvin. Tu crois que je m’tracasse d’un seul de ces genses quand mon bébé va mourir ? »
En-Vérité regarda son ami comme s’il venait de recevoir une gifle.
« Mourir, répéta-t-il. Et toi qui as guéri beaucoup de monde…
— Beaucoup, mais pas tout l’monde, dit Alvin. Not’ premier est mort. Çui-là arrive moins tôt, mais…
— Mais tu vas essayer.
— J’vais faire ce qu’il faut. Commence la ville, En-Vérité. C’est autant la tienne qu’la mienne. T’as tenu l’soc autant qu’moi. »
L’argument porta, et En-Vérité hocha la tête d’un air grave. « C’est vrai. » Il fit demi-tour et s’en alla.
Alvin resta seul assis sur l’affleurement rocheux, juste au-dessus de la source. Il baissa les mains et les remplit d’eau. Il porta l’eau à sa bouche et se mit à boire, mais il s’aspergea soudain la figure et pleura dans ses paumes.
Puis, dans le lointain village qui monopolisait son attention, dans la chambre où lui-même était sorti du ventre de sa mère, sa femme donna une poussée énergique, le bébé apparut soudain à l’air libre, et l’heure n’était plus à se lamenter car, même s’il se savait impuissant à sauver l’enfant, il lui fallait essayer.
Cette fois, au moins, il n’y eut ni tâtonnements ni hésitation. Il savait exactement ce qui n’allait pas : les poumons, pas entièrement achevés à l’intérieur, dont les toutes petites alvéoles n’étaient pas encore prêtes à filtrer l’air avant son admission dans le sang. Les tissus étaient un peu mieux formés ce coup-ci, un peu d’air passait. Et, pour une raison inconnue, on n’avait pas encore noué le cordon ombilical. Le placenta n’allait pas tarder à se détacher de la paroi de l’utérus, mais pour le moment le sang du bébé recevait encore de l’air. Il restait donc un peu de temps. Pas assez pourtant, il faudrait des heures et des heures pour préparer les poumons, et le placenta ne durerait pas jusque-là.
Mais Alvin ne s’appesantit pas sur ce qu’il ne pouvait pas faire. Il le fit, voilà tout, donna à chaque petit élément des poumons la marche à suivre, l’aida dans sa tâche, puis passa à l’élément suivant, et encore au suivant, chaque fois un peu plus aisément parce que les tissus se modifiaient plus volontiers quand ils en voisinaient d’autres déjà assez matures pour transformer l’air en ce dont le sang avait besoin.
C’était presque comme si le cœur du bébé ralentissait – Alvin crut même un instant qu’il s’était arrêté. Mais non, il battait très, très lentement, et Alvin travailla avec une véhémence fébrile, regrettant de ne pas pouvoir badigeonner les tissus matures comme un peintre étale du blanc de chaux au lieu d’avancer à pas de fourmi, comme une ouvrière qui fait ses nœuds un à un pour les transformer petit à petit en dentelle.
*
« Faut qu’je noue ce cordon, insista la sage-femme. Vous connaissez vot’ affaire, sûrement, mais j’connais la mienne, et on attend pas que l’placenta arrive tout seul !
— Regardez-le inspirer l’air, dit Margaret. Regardez, comme s’il avait espoir de vivre. »
Et alors qu’elle observait sa respiration saccadée, qu’elle sentait les battements rapides de son cœur, elle se mit à voir des chemins émerger de l’obscurité. Il n’allait pas mourir. Il allait vivre. Il serait mentalement handicapé à cause du manque d’air au moment de sa naissance, mais il vivrait. Elle n’avait pas peur d’un tel handicap – Alvin arriverait peut-être à résoudre le problème, oui, si Alvin regardait, il pourrait…
D’autres routes s’ouvrirent, puis d’autres et d’autres encore, et sur certaines le bébé n’était maintenant plus handicapé, il apprenait à marcher comme n’importe quel enfant, à parler, à…
Tous les chemins étaient à présent ouverts, comme pour une vie normale, sauf qu’il restait une chose qu’elle devait accomplir.
« Coupez le cordon, dit-elle. Il peut respirer tout seul maintenant.
— Pas trop tôt », fit la sage-femme. Elle passa autour du cordon un fil qu’elle serra fort, ensuite un deuxième un peu plus loin, puis elle plaça un couteau effilé dessous, entre les nœuds, et remonta la lame d’un coup sec.
Le placenta s’échappa et tomba sur les chiffons propres qui couvraient le lit.
Le bébé poussa un cri, un geignement plutôt que le cri vigoureux de l’enfant né à terme. Le pauvre était toujours aussi décharné, mais il respirait, et presque tous les chemins de sa vie d’enfant le montraient désormais dans les bras paternels tandis que tous les trois – le père, la mère et le fils – se tenaient ensemble sur la falaise surplombant le fleuve.
*
Le choc d’une hache s’abattant sur du bois retentit et Alvin émergea des profondeurs de sa concentration. Il avait travaillé des heures et des heures sur les poumons du bébé, mais l’enfant avait trouvé moyen de survivre et c’était à présent terminé. Le nouveau-né respirait tout seul. Le cordon était coupé. Et Alvin était surpris qu’il fasse encore jour. Il y avait sûrement passé la journée.
Il se releva de la pierre, tout ankylosé d’avoir gardé si longtemps la même position. Il s’approcha du bord de la falaise, s’attendant à voir un grand nombre d’arbres abattus.
Mais il ne vit qu’En-Vérité qui descendait la colline. À quoi avait-il consacré son temps ? À monter voir sans arrêt ce que faisait son ami ? Alvin ne pouvait-il pas se débrouiller tout seul ? Et au lieu des équipes de bûcherons qui auraient dû abattre des arbres, une seule hache était à l’œuvre, et maniée par un homme qui ne participait visiblement pas d’un plan de travail organisé.
Qu’avait donc fait En-Vérité de sa journée pendant qu’Alvin se démenait pour garder son bébé en vie ?
C’est seulement à l’instant où il allait lancer un cri impatient à l’avocat qu’il nota l’ombre d’En-Vérité, toujours aussi longue devant lui, vers le pied de la colline, vers l’ouest.
C’était encore le matin. Le petit matin. Quelques minutes seulement après qu’En-Vérité eut quitté Alvin. Étrangement, toutes ces heures de travail – et ses muscles endoloris lui disaient qu’il s’agissait forcément d’heures – avaient été comprimées en quelques minutes.
« En-Vérité ! lança-t-il. Attends ! »
L’avocat se retourna et suivit des yeux Alvin qui bondissait, glissait et dérapait le long de la pente pour le rejoindre.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Y a longtemps qu’on a causé ? »
En-Vérité le regarda comme s’il était fou. « Trois minutes.
— J’ai réussi, dit Alvin. J’connais pas comment j’ai fait ça, mais durant ces minutes je l’ai fait.
— Fait quoi ?
— L’bébé est né. Il respire. Il est vivant. »
En-Vérité comprit alors. « Que Dieu en soit remercié. Alvin.
— Oui, dit le forgeron. J’remercie Djeu. »
Puis il fondit en larmes et pleura dans les bras de son ami.